
Mark Zuckerberg, le fondateur du site de socialisation, remet en question la notion même de sphère intime. Analyse avec le sociologue genevois Sami Coll.
Pour Facebook, «la vie privée, c’est fini». Si, en décembre, le site de socialisation a décidé de rendre les données de ses membres plus facilement accessibles à tous, c’est simplement pour «coller à l’évolution des mœurs», explique son fondateur.
La semaine dernière, lors d’un débat public organisé par le site TechCrunch, Mark Zuckerberg a en effet estimé que la notion même de sphère intime avait changé. Les internautes n’auraient plus aujourd’hui de scrupules «à partager toutes sortes d’informations, plus ouvertement et avec plus de monde que par le passé».
Depuis cinq ou six ans, les blogs et les services de publication en ligne «ont vraiment décollé», constate Zuckerberg. Conséquence: aujourd’hui, «la norme sociale est différente» de celle qui régnait au démarrage de Facebook.
L’internaute actuel accepterait ainsi plus facilement de rendre ses données publiques, et c’est cette nouvelle tendance que les modifications récentes du site de socialisation tentent de refléter.
Réalité sociologique ou stratégie de communication pour justifier une manœuvre très critiquée? «La notion de sphère privée n’a pas diminué, au contraire, elle progresse: on n’en a jamais autant parlé!», assure Sami Coll, sociologue des nouvelles technologies à l’Université de Genève.
«Si notre société va certes vers une plus grande transparence des sujets depuis la révolution sexuelle, elle accorde aussi beaucoup plus d’importance à la protection de la sphère intime, notamment sous l’aspect juridique.»
Un paradoxe qui explique la difficulté à définir les limites de la vie privée. «Elles sont dynamiques et différentes pour chacun», estime le chercheur genevois. Les jeunes, en particulier, n’auraient aucun problème à étaler leur intimité aux yeux de tous.
Certains, tel le blogueur et écrivain canadien Josh Freed, évoquent même une «fracture générationnelle»: d’un côté la «génération des parents», de l’autre celle des «transparents».
En fait, nuance Sami Coll, tout est question de point de vue. «Pour l’adolescent, Facebook représente un espace où il peut retrouver ses amis et s’isoler de ses parents ou de ses enseignants: face au contrôle de ces derniers, le site est donc vécu comme une sphère privée.»
«Devenir visible»
Autre paradoxe d’un débat qui n’en manque pas: si les internautes s’inquiètent du sort de leurs données sur Internet, ils ne font souvent aucun effort pour apprendre à se protéger. «L’immatérialité de la Toile crée une distance, analyse Sami Coll. Du coup, on ne mesure pas toujours la portée de ce qu’on y publie.»
Et de rappeler que la vie privée a longtemps souligné la différence entre classes sociales. «Il y a encore un demi-siècle, les chambres à coucher séparées restaient un privilège réservé aux riches.» On peut d’ailleurs se demander si la protection de la sphère privée sur le Net ne relève pas également d’un privilège de classe.
«Il faut avoir le loisir de s’informer, la volonté d’acquérir des connaissances techniques. Un ouvrier de chantier épuisé par sa journée, par exemple, n’aura pas forcément le temps ni l’envie de comprendre tous les mécanismes des réseaux sociaux. Il faut que ça fonctionne, c’est tout», note Sami Coll.
Un rapport flou au virtuel que le sociologue résume d’une jolie phrase, évidemment paradoxale: «L’avantage de Facebook, c’est de devenir visible. Et le désavantage? C’est de devenir visible!» source
